Jorge Luis Borges est né en 1899, dès l’âge de vingt-deux ans il se propose, avec d’autres écrivains amis, de renouveler la prose espagnole, beaucoup plus fleurie et amphigourique que sa poésie ou que le français ou l’anglais. Ce groupe d’amis fonde un mouvement, l’Ultraïsme, que Borges définit ainsi :
1. Réduire le lyrisme à son élément premier : la métaphore ;
2. Biffer les phrases intermédiaires, les propositions de conjonction et les adjectifs inutiles ;
3. Abolir les phrases ornementales, les confessions intimes, l’explication par les circonstances, les prédications ou la recherche de l’obscurité.
4. Faire la synthèse de deux ou plusieurs images en une seule, ce qui élargit sa capacité à suggérer ;
5. (Utiliser) des métaphores choquantes, illogiques, illogiques, avec référence au monde du cinéma, du sport et de l’avancée technique . Exemple : « Les moteurs sonnent mieux que les hendécasyllabes » (Guillermo de Torre)
6. Tendre à utiliser, pour les mots des poèmes, un dispositif typographique neuf qui permette ainsi de fusionner la forme plastique du poème et son contenu :
7. Utiliser des néologismes, des termes techniques et des mots d’avant-hier
8. Eliminer les rimes
Au début des années mil neuf cent quarante, Borges publie dans la revue Sur (Sud) de son amie Victoria Ocampo un certain nombre de contes et de nouvelles qui, sous le titre de Fictions, sont regroupés dans un seul volume en deux sous-ensembles : Le Jardin des chemins qui bifurquent et Artifices.
Une rapide consultation sur Google annonce la difficulté de lecture de ces textes, presqu’aussi commentés que Le Prince de Machiavel, La Divine Comédie de Dante ou le Don Quijote de Cervantes. Même si le nombre de commentaires n’est pas un bon indicateur de la valeur de l’ouvrage, il démontre l’intérêt que celui-ci a suscité dans le monde.
Le cercle de Clamart a reçu le livre avec intérêt mais en soulignant la difficulté à entrer dans le texte. Beaucoup ont loué la langue, sèche, sans fioriture, d’une traduction française rendue plus aisée aux traducteurs de renom qui l’ont entrepris (Paul Verdevoy, Roger Caillois) par la prose espagnole qui suit le programme ultraïste d’épuration de la langue des. Mais, justement, pour certains cette langue est trop abstraite et ne laisse pas passer de l’émotion chez ses lecteurs.
Michèle Roa a fait des recherches et trouvé deux points communs entre Roger Caillois et Borges : non seulement le premier se réfugia en Argentine pendant la guerre de 1940-45 et, après celle-ci, ouvrit chez Gallimard, une collection appelée Croix du Sud où seront édités un grand nombre d’écrivains sud-américains, mais encore tous les deux, Borges et Caillois, ont publié, chacun de son côté, une Anthologie de la littérature Fantastique.. Ils indiquent par là un intérêt commun qui permet de décoder certains des récits de Fictions.
Pour revenir sur les réactions qu’a suscité le livre, un
certain nombre de lecteurs du cercle ont fait une nette distinction entre les
deux parties du livre. Les uns réservent leur plaisir de lecture à la
première partie, qui se présente d’après eux comme
un exercice d’algèbre à plusieurs inconnues, résolues
dans la chute du récit, ou qui sont carrément des hypothèses
destabilisatrices nous aidant à mieux prendre nos distances avec le
monde quotidien :
Que se passe t’il quand tous les faits et les personnes apparaissent comme
des singularités, sans la possibilité de les universaliser par
le concept (Funes ou la mémoire) ?
Que pourrait être une bibliothèque dans Babel si Dieu n’avait
pas rendu les humains incapables de se comprendre ? (La bibliothèque
de Babel).
Que serait un Etat de Société si le contrat social au lieu d’aboutir
au règne de la loi conduisait au règne du hasard ? (La loterie
de Babylone).
Plusieurs des membres du groupe ont apprécié le conte sur le jardin
de chemins qui bifurquent avec sa définition du temps sans fin qui n’est
pas circulaire mais arborescent (près de vingt ans avant que soit inventée
l’informatique ce n’était pas mal).
D’autres lecteurs ont préféré Artifices, des nouvelles
sur l’Argentine d’antan, sur le sort des juifs pendant la seconde
guerre mondiale, ou sur l’ambivalence et la traîtrise dans les
moments de conflit historique.
En somme les uns comme les autres ont senti le scientifique, le philosophe, l’amoureux des livres qu’est Borges mais certains ont été rebutés ou déroutés par son obsession de la mort, par son univers à plusieurs dimensions et sa réalité feuilletée, par sa célébration de la méprise, de l’ambivalence et de la traîtrise. Par sa volonté d’entraîner le lecteur dans un labyrinthe dont il n’indique pas l’issue. Et par son style, froid et glacé, qui en a quand même enchanté quelques-uns
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