Ce beau dimanche à Bougival a commencé par une visite de la
villa de Tourgueniev (1818-1883), située sur une colline entourée
de bois, qui comporte quatre grandes pièces où sont réunies
toutes sortes de documents qui évoquent la vie de Tourgueniev en France
: des portraits de lui-même (un homme très grand, aux longs cheveux
et barbe blanche), de ses proches, de Pauline Viardot, une cantatrice à laquelle
il restera attaché toute sa vie, et des écrivains avec lesquels
il était en relation, des lettres (avec Maupassant, Renan, Flaubert,
Georges Sand, et même Victor Hugo qu’il n’aimait pas …),
des traces de l’association des artistes russes en France, dont il était
secrétaire, rassemblant des écrivains, des peintres et des musiciens.
On voit ainsi le milieu mondain dans lequel il vivait où tout portait à la
création artistique. Un jeune conférencier a rappelé la
vie de cet écrivain et ses amours malheureux, l’ambivalence de
ses rapports avec la famille Viardot (dont la villa est située à quelques
mètres en dessous de celle de Tourgueniev), des difficultés auxquelles
il s’est trouvé confronté lorsque sa fille (dont la mère était
une lingère) lui a été amenée à Paris pour
y être éduquée ! Une photo traduit la place qu’il
avait acquise en France : le cortège funèbre qui l’accompagnait à la
gare du Nord pour partir se faire enterrer en Russie (à Saint-Péteersbourg),
avec Renan qui lit son éloge.
Nous sommes revenus sur les lieux après la discussion sur notre lecture.
Pour les absents, une visite à faire lorsque vous en aurez l’occasion.
Premier Amour,
Cette longue nouvelle, genre inauguré par Tourgueniev, est écrite
en 1860 et traduite en français en 1863. Cette nouvelle, sans intrigue,
a été lue comme un récit très poétique de
la première expérience amoureuse d’un adolescent qui l’amène à découvrir
que ce père, qu’il admire tant, est un séducteur et l’amant
de cette jeune fille qui est devenue le centre de sa vie. Le style, le rythme
de la phrase et la construction de la nouvelle dont l’énigme se
révèle seulement à la fin, dans cette scène où l’adolescent
voit son père frapper d’un coup de cravache le bras de l’aimée
ont fait l’unanimité. La peinture psychologique des personnages,
elle, a été très discutée. Elle a irrité les
uns qui ont vu chez Volodia une sorte d’ « esclavage affectif » et
chez Zinaïda le stéréotype de la femme coquette, manipulatrice,
expression du mépris de Tourgueniev pour la femme qui se manifesterait
dans d’autres nouvelles, dans l’Auberge du grand chemin par exemple.
D’autres ont vu dans ce personnage une idéalisation de la femme,
pure (contaminée par l’homme), inaccessible, emblème de
l’amour impossible.
Beaucoup ont été quelque peu déconcertés par cette
nouvelle où manquent les cadres qui permettent de comprendre qui sont
ces admirateurs de Zinaïa, marquis, officier, médecin, des désoeuvrés
qui passent leur temps en jeux où chacun subit, à un moment ou
un autre, brimades et vexations. D’autres ont été déçus
de ne pas trouver « l’âme russe », les grandes descriptions
sociales qui sont associées à certains romans de Tourgueniev
comme « Carnets d’un chasseur », par exemple, qui aurait,
est-il dit, impressionné et convaincu le tsar Alexandre II à abolir
le servage.
Sans doute, ces réserves traduisent les difficultés ressenties à comprendre des personnages, et le personnage féminin notamment, par la distance qui nous sépare de l’époque et des moeurs évoquées, plus que décrites, ici. La jeune fille qu’est Zinaïda, capricieuse, soumise et rebelle, se précipitant dans l’interdit qui conduit sa vie à l’échec, est un type humain qui a totalement disparu dans les sociétés contemporaines où les jeunes filles sont très vite des femmes. Par contre la rivalité père/fils n’a rien perdu de sa violence. Mais aujourd’hui, elle donne lieu à des affrontements et non plus à une affectueuse résignation.
Cette nouvelle constitue-t-elle une bonne introduction à l’œuvre de Tourgueniev, ou eût-il été préférable de choisir un ouvrage plus consistant comme Carnets d’un chasseur qui lui assura une célébrité immédiate dont Dostoïevski était jaloux ?
Notes glanées ici ou là.
Sur la méthode de travail de l’écrivain : C’est un personnage, d’abord, qui surgit dans son esprit et qui est inspiré par une personne réelle. « Je n’ai jamais rien pu créer qui vînt de mon imagination …chaque fois que j’ai essayé d’écrire en partant d’une idée, le résultat a été mauvais.». Le « premier amour » du narrateur du roman est bien le premier amour de Tourgueniev : tous les détails du récit évoquent la biographie de l’écrivain. Il a dit lui-même qu’il n’a cessé de romancer sa propre vie, de peindre son milieu familial, ses passions, ses amis etc Dans un petit cahier conservé à la Bibliothèque nationale, Tourgueniev a noté à côté de « Premier amour » le nom de la Princesse Chakhovskoï, une poétesse dont la vie fut celle qu’il assigne à Zinaïda.
Il peut changer son texte pour une traduction et ne pas reporter ce changement
dans l’édition russe suivante. Il en fût ainsi pour Premier
amour où la première édition française comportait
deux pages de conclusion ajoutées par Tourgueniev lui-même dans
un souci de moralité. Par la suite il niera les avoir écrites
et les attribuera au traducteur. Mais le manuscrit conservé à la
Bibliothèque nationale de France prouve qu’elles venaient bien
de lui .
Il a été considéré comme l’écrivain
russe le plus « européen » et, pour cette raison, critiqué par
ses contemporains. Après ce succès que tous lui enviaient, il
a connu une éclipse dans la littérature russe et européenne.
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