Comme souvent, et j’allais dire de façon naturelle, il y a eu les pour et les contre. Comme la séance a été précédée d’une rumeur tenace selon laquelle la lecture de ce livre était quasi impossible, Nicole a choisi de nous l’introduire de façon pédagogique en le resituant dans la production de Philip K Dick.
Et d’abord, puisque la science-fiction n’est pas un genre trop prisé du Cercle - pour mémoire, un seul opus lu en plus de 20 ans, « La patrouille du temps », nouvelles de Poul Anderson, en mai 2003, Nicole a rappelé qu’à côté de la science-fiction proprement dite, l’uchronie ou « non-temps» ou encore histoire alternative est un genre en soi : il s’agit de la ré écriture de l’histoire à partir de la modification du passé. Ici, le point de départ est la mort de Roosevelt suite à l’attentat de Zangara en 1933 (attentat bien réel mais aux conséquences différentes). S’ensuit une crise grave aux Etats Unis et la victoire des puissances de l’Axe avec partage de l’Amérique du Nord entre Japonais (relativement respectueux des traditions et humains) à l’ouest, et Allemands (racistes perpétuant les camps de concentration et possédant la supériorité technologique) côté est.
Né en 1928, Philip K Dick n’avait pas encore connu le succès même s’il produisait énormément de nouvelles. Le maitre du haut château avec le prestigieux prix Hugo obtenu l’année suivant sa sortie, en 1963, a marqué le début de sa notoriété. Depuis, nombre d’excellents films devenus cultes ont été tirés de ses œuvres, comme par exemple Blade runner, Total recall ou Minority report. A son tour, Le maitre du haut château vient d’être adapté sous forme de série.
Les questions récurrentes posées dans les livres de Philip K Dick sont 1) Est-ce que le monde est bien tel qu’on le voit ? La réponse est non, bien entendu. La modification et la manipulation du réel, la question du faux et du double, sont au cœur des interrogations de l’auteur, ainsi que la frontière entre réalité et fiction. Et 2) Qu’est-ce que l’humain ?, avec la question des « répliquants » et des androides parfois plus humains dans l’empathie que les humains.
Le livre se lit par rapport à la réalité telle qu’on la connait, puis on entre dans une seconde uchronie à l’intérieur de la première - sous la forme du roman Le poids de la sauterelle, véritable lien entre tous les personnages, qui fait gagner les Alliés en 1945 mais distord encore l’Histoire officielle de façon importante.
Par ailleurs il est important de comprendre que Philip K Dick était un passionné d’histoire du nazisme et avait tout lu sur le sujet. Son histoire personnelle, qui débute avec le drame inaugural de la mort de sa sœur jumelle faute de nourriture suffisante quelques jours après leur naissance, est une succession de traumas qui ont laissé des traces profondes en lui et peuvent expliquer maintes de ses obsessions et sa vie mouvementée qui prend fin à 53 ans.
Ici quantité de personnages sans liens apparents les uns avec les autres ont
perdu plusieurs lecteurs, qui ont décroché faute de compréhension de
l’intrigue.
C’est que Philip K Dick se plait à décrire des gens ordinaires en apparence mais qui vivent des situations extravagantes, avec un point commun : tout en ne se rencontrant jamais, ils influent les uns sur les autres.
Essayons de résumer cette histoire atypique : Dans une réalité alternative, le monde aurait été conquis par l'Allemagne et le Japon lors de la seconde guerre mondiale. Les États-Unis ont vu la culture américaine péricliter et être absorbée par leurs nouveaux maîtres, les Japonais. Les destins de plusieurs personnages vivant la situation politique actuelle au quotidien se croisent en Californie dominée par les Japonais.
Robert Childan s'est spécialisé dans le business d'authentiques artefacts américains. Il se sait désormais en bas de la chaîne sociale en tant que « blanc », mais il a su se créer une vie confortable. Cependant, les choses se compliquent lorsqu'il réalise qu'un vieux colt de collection qu'il tente de vendre est en fait une contrefaçon. Sa réputation se trouve compromise. Mais qui a bien pu lui vendre cet article contrefait ?
Frank Frink travaille dans une usine de métallurgie américaine. Très doué de ses mains, il est principalement employé pour fabriquer des articles typiques, mais contrefaits, de la culture américaine. Récemment divorcé, il commence à remettre en question ses choix de vie. Il prend la décision de quitter son travail actuel pour monter avec un associé une affaire de création de bijoux aux designs originaux, auxquels les clients japonais de Chidan vont finir par trouver une forte spiritualité intérieure. Mais un terrible secret l'accable : Frank est juif.
M. Tagomi, un entrepreneur japonais, a rendez-vous pour une affaire très prometteuse mais délicate, avec un certain Baynes, un commercial suédois. Pour mettre son client dans de bonnes dispositions, il achète chez Robert Childan un cadeau onéreux et a même dépêché un assistant parlant couramment suédois. Mais Baynes ne comprend pas un traître mot de cette langue, car c’est en fait un officier de l'Abwehr venu prévenir les Japonais des intentions hostiles du Reich.
Juliana, l'ex-femme de Frank, s'est installée dans une petite bourgade des états centraux où elle fait la connaissance d'un mystérieux routier italien, en fait un officier nazi qu’elle va éliminer. Celui-ci lui montre Le poids de la Sauterelle, un livre interdit dans les pays sous domination nazie et qui se passe sous le manteau un peu partout. Ce livre subversif décrit un monde où l'Allemagne a perdu la 2ème guerre mondiale, mais pas selon ce que nous en savons, nous lecteurs. Selon la rumeur, son auteur, Hawthorne Abendsen, vivrait reclus dans une véritable forteresse par crainte de ses détracteurs. C’est lui qu’on surnomme le Maître du Haut Château.
L’autre fil qui relie tous les protagonistes du récit est le Yi King* ou Livre des transformations, livre traditionnel chinois permettant d’énoncer des oracles et d’orienter les actions futures des personnages à partir du tirage au sort d’hexagrammes. Nicole nous a apporté son exemplaire en nous en expliquant le maniement. La popularité de ce livre qui venait d’être traduit aux USA au tout début des années 50 a séduit Philip K Dick qui prétend avoir eu recours à plusieurs reprises à des tirages d’oracles pour mener à bien son intrigue.
Quelques impressions recueillies pêle mêle : pour certains d’entre nous livre
anxiogène et déstabilisant, brouillon mais très malin, qu’il faut lire d’une
traite sauf à risquer le décrochage, pour d’autres livre tordu, génial, prodigieusement
intéressant pour qui aime la géopolitique, très bien construit, qui explique
l’ambiance qui a pu régner pendant la seconde guerre mondiale, et pourquoi
Angela Merkel s’exprimait sur son passé en RDA « On a quand même
vécu »…; pour un autre lecteur, livre trop cartésien dont on ressort avec
plein de questions; mondes parallèles pas forcément vus par tous les lecteurs,
dans lesquels on pénètre avec des objets tels que le bijou parfait fabriqué par
Frink; personnages tétanisés qui ont une peur permanente de faire des erreurs,
faux semblants perturbants qui n’aident pas à conceptualiser; idée que c’est
notre réalité à nous qui est fascisante, et que les Etats Unis vivent selon les
conceptions totalitaires de l’Axe. Côté style, les phrases sont courtes,
concises, presque comme des haïkus japonais ; déception de certains
lecteurs de ne pas trouver la science-fiction classique qu’ils s’attendaient à
lire, avec ses gadgets de robots et autres vaisseaux spatiaux. Joelle a plus apprécié
la postface d’une dizaine de pages signée Laurent Queyssi dans l’édition J’ai
lu, qui lui a donné des clés pour comprendre - a posteriori, malheureusement,
les intentions de l’auteur. Enfin, plusieurs d’entre nous ont souligné la faiblesse
de la fin, assez incompréhensible, sauf à penser que l’auteur avait en tête une
suite, dont les deux premiers chapitres nous sont livrés en fin de volume.
Bref, une discussion riche qui une fois de plus a permis de confronter des points de vue de façon amicale, et pour certains peut-être de mieux comprendre ce qui de prime abord pouvait apparaitre comme abscons ou repoussant.
Pour aller plus loin :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Ma%C3%AEtre_du_Haut_Ch%C3%A2teau
https://fr.wikipedia.org/wiki/Philip_K._Dick
https://fr.wikipedia.org/wiki/Yi_Jing
la biographie romancée de Philip K Dick par Emmanuel Carrère « Je suis vivant et vous êtes morts » (Seuil 1993)
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