Nous avons tous été frappés d’emblée par le style de Jean Rouaud, dont ce premier livre, "Les champs d'honneur" publié en 1990, a obtenu le prix Goncourt. Un style à l’évidence très travaillé, mais ça ne se ressent pas à la lecture : un art de la virgule consommé (comme Proust, cité à plusieurs reprises), de la poésie, un phrasé exemplaire, une avancée par petites touches successives, presque des nouvelles indépendantes les unes des autres, un vocabulaire riche et des expressions originales, des descriptions fines, visuelles, un remarquable sens des détails.
C’est un exercice de remontée dans l’histoire familiale, une construction mentale qui crée une mémoire tenace, où nous avançons pas à pas vers une fin que nous devinons tragique, et des bribes de faits semés comme de petits cailloux tout du long. Roman français sur les Français de souche, qui a parlé à chacun d’entre nous à un moment ou à un autre, où nous avons pu nous retrouver. Plusieurs évocations comme l’inénarrable 2CV, la pluie bretonne omniprésente, mais surtout la dernière partie sur la Grande Guerre, remarquable, ont été ressentis comme des morceaux d’anthologie. A cet égard, il paraît probable que Rouaud a fait des recherches poussées (évocation de «Le Feu » d’Henri Barbusse).
Nombre de personnages hauts en couleur, bien croqués : le grand’père
maternel (Alphonse) taciturne, grâce à qui tout le drame de la
famille côté paternel, vécu dans le silence, va être
soudain dévoilé au narrateur et à ses proches; la grand’ tante
(Marie), ancienne institutrice superstitieuse avec sa ribambelle de saints
pour chaque situation et ses bulletins paroissiaux (la dichotomie entre mythe
et réalité chez les « instits » de cette époque,
bien mise en lumière par Mona Ozouf) ; Julien le fossoyeur et son fils
Yvon ; le frère Eustache portier à l’abbaye de la Melleraye.
Un pédigrée des deux familles établi par l’un(e)
d’entre nous nous a paru d’ailleurs bien utile, les divers personnages évoqués
apparaissant et disparaissant sans qu’on ait forcément pu les
insérer « au bon endroit ».
Tendresse, mais aussi malice, livre d’atmosphère, qui a ouvert
la voie à toute une littérature du petit détail quotidien
héroïsé – pas forcément aussi réussie
que celui-ci.
Jean Rouaud n’a pas toujours été écrivain : après
des études de lettres modernes à l’université de
Nantes, il exerce nombre de petits métiers (pompiste, démarcheur
d’encyclopédies médicales, journaliste à Presse
Océan, vendeur de journaux en kiosque à Paris) avant de rencontrer
Jérôme Lindon qui lui donne sa chance aux Editions de Minuit.
« Les champs d’honneur » a été le premier
d’une série de cinq sur l’histoire de sa famille, avec comme
point de départ la mort de son père, Joseph Rouaud, à 41
ans le lendemain de Noel 1963, qui laisse orphelins trois enfants : Jean alors âgé de
11 ans, l’aînée Nine qui a 14 ans et la petite Zizou.
A conseiller, le second : « Des hommes illustres » sur son père
représentant en vaisselle, et le 4ième : « Pour
vos cadeaux » évocation
très émouvante de sa maman qui a repris le magasin familial.
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