Ce compte rendu porte moins sur la lecture que les personnes présentes ont faite de cet ouvrage que sur les échanges avec Pierre Mertens qui nous a fait l'honneur d'accepter l'invitation de Marc. Disons d'emblée que ce fut un grand moment de plaisir intellectuel partagé et de convivialité chaleureuse.
D'où vient ce roman ?
A la question de savoir comment et pourquoi un écrivain belge francophone
s'est-il intéressé d'aussi près à la culture allemande,
Pierre Mertens rappelle ses origines juives. Son père, résistant
pendant la seconde guerre mondiale, et sa mère juive, habitaient un
immeuble occupé par la Gestapo et y cachaient d'autres juifs. Il a appris
un rôle d'enfant silencieux, "ne rien dire", ne jamais répondre
aux "souris grises" (des femmes allemandes enrôlées
pour faire parler les enfants) qui distribuaient du chocolat blanc ou autre
gâterie. Le danger a fait de ses parents "des résistants à l'amour
de leur fils" qu'ils ont déplacé d'un lieu à l'autre
dans les Ardennes. C'est sa grand-mère qui lui a révélé que
sa mère était juive. A cette expérience d'enfance, s'ajoute
un amour pour la philosophie et la musique Allemande dans lesquels Eblouissements puisent ses racines.
Par ailleurs, voulant échapper à une formation trop académique, Pierre Mertens fait des études de droit international et soutient sa thèse sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre. Il participe, en tant que représentant de la Ligue des droits de l'homme, aux procès des nazis qui sont encore aujourd'hui au nombre de 17 en Allemagne. Il a enseigné la sociologie de la littérature à l'Université libre de Bruxelles mais se définit avant tout comme un écrivain.
Biographie d'un poète et littérature
Le sujet de ce roman est la vie du poète expressionniste allemand Gotfried Benn en sept tableaux avec en toile de fond la montée et la chute du nazisme en Allemagne.
A la question, pourquoi avoir tu la phase de la Deuxième guerre mondiale dans le vécu de Benn Gotfried, Pierre Mertens répond qu'il a lu La double vie (Ed. Seuil) et qu'il entendait, lui, interroger ce qui est tu parce que le roman dit autre chose que la "vérité". Comme Deleuze, il craint la perversion du regard qui est celui d'une reconstitution. Il ne veut être ni avocat, ni juge, il abandonne son personnage, fait de duplicité et d'ambiguïté, au lecteur.
C'est pourquoi il est rarement nommé, mais désigné selon les circonstances comme le docteur, le poète, l'homme, ou, le vieil homme. Une façon pour l'écrivain de garder ses distances vis à vis de son personnage pour qui il peut ressentir tantôt de l'empathie, de la sympathie ou de l'antipathie.
Pierre Mertens dit être frappé par l'aveuglement des intellectuels dans le passé comme dans le présent. Il cite l'exemple de Céline qui, malgré son style, lui apparaît comme un monstre ressentant de la joie dans la haine. Benn, poète et médecin comme Céline, ne "bat pas sa coulpe", il se regarde dans différents moments de l'Histoire au sein de laquelle sa vie se déroule. Il est sauvé par son style tout comme Genet.
Construction du roman
L'imagination s'est nourrie d'une exploration dans la vie de Gotfried Benn
sans jamais y rester enfermée : lectures de sa correspondance, entretiens
avec Ilse Kaul sa dernière compagne et Niele Soerensen, sa fille,
comme dit l'auteur dans sa postface. L'écriture de ce roman a demandé deux
années et demies à Pierre Mertens, tâche qu'il a pu accomplir
parce qu'il a été invité comme résident par le "Deutscher
Akademischer Austauschdienst.
Ce roman est constitué de sept chapitres plus au moins longs dont les
titres courts nomment chaque étape de la vie du personnage et des lieux
où elle se situe.
Les corps morts (Berlin 1906) où Benn évoque les autopsies auxquelles il procède pendant ses études de médecine et les figures de son père et de sa mère ; scènes très réalistes, documentées par l'assistance de l'auteur à deux autopsies qui l'ont beaucoup marqué par le caractère sacré de l'ouverture des corps qui se pratique la nuit. Benn lui-même a écrit un poème intitulé "Morgue", Rilke autre poète a lui aussi écrit sur la mort.
Le chapitre suivant l'Extase (1916), se situe à Bruxelles où le poète enrôlé dans l'armée soigne les maladies vénériennes qui sont dit-il une arme de combat contre l'occupant. Titre que Benn explicite ainsi : la saison passée dans cette ville était le meilleur de sa vie " Somptueuse solitude. Orgie d'appartenance à soi..." (p.150).
Citons encore ce chapitre qu'est L'erreur (Hambourg, 1936) où la fille interroge son père sur son ralliement à la montée du national socialisme, malgré toutes les pressions de ses amis musiciens, écrivains comme Klaus Mann pour les suivre dans l'exil et lui dit "je ne suis pas allemande". Devant le tribunal de l'Histoire il déclare "Cela est arrivé à d'autres et cela se verra encore ... Et puis le pays le plus humilié, le plus déshonoré, laissait croire à sa résurrection. On pouvait être troublé par cette Allemagne lazaréenne qui se remettait à marcher, même si c'était sur un air dédié à Horst Wessel, maquereau notoire." (p.235)
Et cet autre Les pierres (Berlin, 1946) sur les villes allemandes devenues des champs de ruines. "Au total, dans le pays cinq millions de maisons abattues, un milliard sept cents millions de briques récupérées. Un joli score tout de même ? ... Ainsi [l'amour du Père de la Nation ] pour le gigantisme et les masses, sa folie des grandeurs se sont-ils matérialisés, en définitive, mais à l'envers, par la destruction, l'effacement des cités sur lesquelles il régnait. Lui qui avait ambitionné de raser Londres et Paris, qu'il soit consolé il aura au moins annihilé, entre autres quelques villes allemandes" (p. 264). Paysage qu'a si bien montré Rossellini dans son film "Allemagne Année zéro".
Le titre de l'ouvrage lui-même indique la philosophie de ce roman : " Le mot éblouissement a deux sens : l'un renvoie à la lumière, et l'autre à la nuit. Et ainsi va , et tant va notre regard qu'il peut, contre toute raison, confondre l'un avec l'autre ... On a trébuché une seule fois, songe-t-il et c'est pour toujours". (p.234) . L'intellectuel doit assumer son erreur devant la jeune génération qui, comme ce jeune homme venu lui dire " ... Ce que vous avez fait nous laisse pour toujours désemparés. Nous ne nous remettrons pas tout à fait de ce qui vous est arrivé, nous ne nous remettrons pas tout à fait de ce qui nous est arrivé à travers vous" (p.356). En écho à ce cri, Pierre Mertens dédie son roman "Aux enfants de ceux qui se sont trompés".
Un grand auteur, un homme engagé, un conteur qui divertit son public avec une foule d' anecdotes.
Pierre Mertens est un écrivain internationalement reconnu. Il a été élu à l'Académie
royale de langue et littérature françaises de Belgique en 1989.
Ecrivain engagé sur différentes causes dans le monde, fin connaisseur
de la littérature et chroniqueur dans le journal Le Soir.
On ne saurait conclure cette rencontre sans souligner avec insistance le style à la
fois ciselé et tranchant de ce roman qui exige une lecture attentive.
A ceux/celles qui le disent d'accès difficile, Pierre Mertens répond
que les livres qui l'ont le plus marqué sont étiquetés
difficiles comme "L'homme sans qualités" de Musil. "Lire
c'est aussi apprendre la langue de l'auteur. Proust écrit dans une langue
qui est la sienne et que le lecteur doit s'approprier. Et puis livres et littérature
ne sont pas la même chose".
P. Mertens nous fait part de ses réflexions sur la désaffection à l'égard de grands auteurs tels que Malraux, de Jean Cayrol qu'il nous conseille de lire ou relire. Il mentionne aussi parmi les livres à lire Les hauts quartiers de Paul Gadenne dont il a écrit une Préface (Le Seuil).
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