Russell Banks est considéré comme un des auteurs américains majeurs du moment. Né en 1940 dans le Massachusetts au sein d’une famille modeste, il a longtemps enseigné à l’université de Princeton. Auteur d’essais à caractère politique, il se consacre actuellement à la littérature parce que, dit-il, avec les romans « on peut atteindre une vérité plus universelle transcendant toutes les idéologies … savoir ce que c’est qu’être humain au niveau le plus primitif et le plus essentiel en termes métaphysiques, moraux, psychologiques » .
American Darling est un roman où R.B. fait preuve de cette maîtrise à conjuguer
la grande histoire avec les histoires d’individus marginaux comme l’héroïne
qui est coupée d’elle-même et des autres ainsi que l’indique
les trois noms qu’elle porte selon les moments et les lieux où elle
se trouve : Hannah Musgrave, Dawn Carrington, Hannah Sundiata la dame des singes.
Tous avons trouvé cette histoire très intéressante, notamment
parce qu’il nous raconte comment une militante des droits civiques des
noirs s’enferme dans un groupe « révolutionnaire » (les
Weather underground), très minoritaire , adepte de la violence pour
renverser l’ordre social existant dans son pays, est conduite à se
réfugier en Afrique pour échapper aux filets du FBI (c’est
tout au moins ce qu’elle croit). Elle aboutit au Libéria, dont
le lecteur apprend la création avec l’aide, où plutôt
par les E.U. qui préside au peuplement de cette région par l’émigration
d’esclaves noirs américains libérés, tire les ficelles
en se servant des divers dictateurs qui gouvernent ce jeune pays . Dès
lors sa vie s’inverse, hostile à toutes les institutions « bourgeoises » comme
la famille, elle se marie avec un Africain noir, Ministre de la santé,
polygame, et devient mère de trois garçons. Chacun fait de l’autre
son instrument : lui pour assurer sa carrière politique, elle pour se
protéger de la menace d’une éventuelle arrestation. Tenue à distance
de la vie publique à Monrovia, elle entreprend de construire un sanctuaire
pour les singes, animaux avec lesquels elle retrouve une capacité de
communication qu’elle n’a plus avec les humains. Cette partie de
l’ouvrage est particulièrement bien évoquée bien
que le tableau qui en ressort soit extrêmement sombre : la duplicité,
la corruption, la violence instaurée comme régime normal de pouvoir,
le basculement des enfants dans une guerre fratricide, l’invention de
cette réalité impensable « les enfants soldats ».
Si l’intérêt de lecture était partagé, celui
du plaisir pris dans cette lecture l’était moins. Ce récit
d’une Afrique en proie à ses luttes entre ethnies, sans foi ni
loi, qui éliminent l’adversaire par des méthodes barbares
relevant plus du règne animal que de celui de l’humanité,
a provoqué une sorte de rejet, parce que trop noir. La construction
du roman lui-même n’a pas été également appréciée
: très réussie pour certains, elle a irrité d’autres
par l’alternance de séquences d’action et de réflexion
sur soi par l’héroïne principale. C’est ce personnage
qui nous a le plus divisés. Pour certains, le personnage d’Hannah
est « inexistant », « sa vie est un échec total sur
tous les plans », « elle ne vit rien jusqu’au bout », « démunie
de toute sensibilité », « elle assiste à sa vie en
permanence, elle n’est jamais dedans ». Pour d’autres, ce
personnage est doté d’une force qui lui permet de résister
aux drames dont sa vie est faite : perte d’un père à son
retour d’Afrique qu’elle aimait mais de loin, d’une mère
qui lui était étrangère, qu’elle rend responsable
de son aversion pour la maternité et la famille ; la mort par décapitation
de son mari qu’elle n’aimait pas mais qui l’a protégée
tout en la trompant ; celle de ses enfants enrôlés par l’un
des prétendants au pouvoir, devenus de cruels soldats, menés
par la haine, pour qui couper une oreille ou un pénis est un jeu. Son
incapacité d’aimer est née de cette radicalité dans
un engagement pour une cause sans fin. Elle en fait le constat froidement,
lorsqu’elle dirige une ferme achetée par le capital laissé par
ses parents, avec Carol à ses côtés et d’autres femmes
qui y travaillent :
« j’avais été victime d’une idéologie … J’avais entrepris de briser en l’espace de quelques mois une structure sociale qui avait mis 50 000 ans à se solidifier. C’était comme sauter d’un navire qui ne menaçait nullement de couler et se retrouver sur une minuscule barque en plein océan … »,
« Le radicalisme de ma jeunesse m’avait nécessairement
masculinisée. Regretter d’avoir ainsi étouffé bon
nombre de ces prétendus instincts naturels signifierait que je regrette
le radicalisme de ma jeunesse et l’idéalisme qui le nourrissait.
Cela je ne peux pas le faire. Non toujours pas.
J’ai été une mauvaise mère, c’est vrai, mais
pas une mère négligente. J’ai été une épouse
inattentive, détachée mais pas cruelle, pas méchante.
Et bien que j’aie été solitaire et égocentrique,
je n’en ai pas moins été accommodante en société et
aimable avec les gens … J’étais une adepte inconditionnelle,
et je le suis restée, de certaines valeurs abstraites telles que la
justice et l’égalité, valeurs que j’ai défendues
dès mon plus jeune âge … le prix de mon intransigeance s’est
transformé, quand j’ai été plus âgée,
en un détachement froid à l’égard de ceux qui m’aimaient
et que je prétendais aimer. »
Le plaidoyer pour voir les singes comme nos cousins, qui clôt ce roman ne nous a pas convaincus : « le chimpanzé mâle est génétiquement plus proche de l’être humain mâle que du chimpanzé femelle, et l’être humain femelle est plus proche du chimpanzé femelle que de l’être humain mâle » ???
Il reste que ce roman paraît avoir été écrit par une femme, prouesse qui montre la puissance créative de l’imagination et de la sensibilité de Russell Banks.
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