Article 353 du code pénal, Les éditions de minuit, 2017 Prix RTL - Lire
A une exception près toutes les personnes présentes et celles qui ont envoyé leur avis sur cet ouvrage en ont fait son éloge. Pour certain-es, le plaisir procuré par sa lecture a été accru lors d'une seconde fois parce que celle-ci révèle la puissance de ce roman : genre un peu policier, densité dramatique, cadre scénographique bien situé, style rude et poétique, sujet ancré dans la réalité des années 1980 mais toujours d'actualité, personnages qui parlent peu auxquels les mots manquent pour dire ce qu'ils vivent, font et pensent. Pourtant le personnage principal Martial Kermeur, licencié de l'arsenal, va prendre la parole pour devenir le narrateur du drame intervenu dans son village de la rade de Brest, un territoire en déclin dont les habitants vont se laisser séduire par les promesses d'un promoteur immobilier, au nom bien breton lui aussi Lazenec, qui leur fait croire qu'il va "créer un Saint-Tropez breton". Tous, y compris le maire Martial Le Goff, lui confient leurs économies et s'en font dépouiller sans comprendre qu'ils sont victimes d'une escroquerie jusqu'au jour où dans un état d'exaspération, alors que son fils Erwan est emprisonné, Kermeur balance cet homme "pas normal" dans la mer.
Bien que cette chute soit donnée dès les premières pages, le lecteur reste accroché à l'intrigue qui va lui être lentement distillée, au rythme de la pensée de cet homme qui met du temps à restituer l'enchaînement des événements qui l'ont conduit au meurtre. Il revendique cette lenteur auprès du juge parce qu'il a besoin de raconter son histoire comme il veut parce que lui, Kermeur, n'a pas "l'attirail du savoir, ni des lois, et parce qu'en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur". Il a eu besoin de tout ce temps et de la douleur de voir son fils Erwan de 17ans condamné à deux ans de prison alors qu'il "n'y est pour rien, il a seulement voulu m'empêcher de tomber" comme le maire qui s'est suicidé. Et de continuer son récit au juge "ca ne me donne pas le sentiment d'être un meurtrier, ce que j'ai fait : je l'ai ostracisé, vous comprenez, ostracisé comme une verrue qu'on brûle pour régénérer la peau, si la peau c'est notre ville, alors il y a un moment, il faut savoir enlever le mal à la racine. Je l'ai fait pour notre bien à tous."
Ce dialogue entre le juge et cet homme simple, honnête, digne qui a tout perdu est d'une grande intensité dramatique. La lenteur du récit, la longueur des phrases font voir des individus passifs, résignés dont la vie se répète pareille à elle-même jusqu'au jour où un adolescent se rebelle et avec son "énergie noire" va permettre à son père de "remettre les choses à l'endroit".
Ils évoluent dans un paysage stagnant lui aussi, une ambiance marine évoquée avec force détails qui donne elle aussi une intensité à ce roman très visuel.
Et puis calmement, distinctement, le juge qui a écouté cet homme, se saisit de son pouvoir de dire le droit, lit l'Article 353 du code procédure pénale et conclut "un accident Kermeur, un malheureux accident".
Cette histoire qui se déroule durant six années de silence est-elle plausible,? ce jugement est-il vraisemblable ? Il est peut-être "immoral mais quand même équitable". Quoi penser de cette fin heureuse donnée par un juge qui n'administre pas le droit selon la loi mais, en toute conscience, selon son intime conviction, celle de la justice humaine. Telles sont les questions que nous nous sommes posés
Tanguy Viel, lui, dit de ce roman qu'il est "un roman sur la violence des puissants", que le personnage de Lazenec lui a été inspiré par B. Tapie et l'histoire issue, par certains aspects, d''un sentiment de basculement provoqué par "la collusion du gouvernement de gauche avec le monde de l'argent". Mais pour l'essentiel il résulte d'une fiction construite durant quatre années de travail.
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