L'Etabli de Robert Linhart est un récit (pas vraiment historique et en partie fiction) retraçant l'expérience de l'auteur en tant qu'ouvrier dans les usines Citroën de la porte de Choisy (1200 personnes).
Le titre du livre renvoie au double sens du mot« Etabli » qui désigne, d'une part, les quelques centaines de militants intellectuels qui, à partir de 1967, se faisaient embaucher dans les usines, et d'autre part, la table de travail bricolée par l'ouvrier pour ajuster au mieux son travail et le rendre plus efficace.
Ce livre a recueilli, à la quasi unanimité, des avis très positifs même si certains d'entre nous ont estimé, compte tenu de leur expérience personnelle, qu'ils n'avaient pas appris grand-chose. Certains ont ressenti beaucoup d'émotions en le lisant.
Les différents points abordés :
- La puissance de l'écriture qui décrit avec concision, avec une justesse des mots chaque geste des ouvriers et chaque tâche à accomplir. L'écriture percutante est très concrète, très imagée et malgré le sujet qui ne s'y prête pas vraiment, l'ensemble du livre est imprégné de poésie (combinaison du verbal et du non verbal).
- l'évocation du corps au travail à travers la description des gestes très précis, répétés indéfiniment, tout cela aboutissant à l'usure du corps.
On voit comment l'intervention du corps dans la chaîne de production produit de la plus-value.
L'être humain devient peu à peu une machine en se pliant à toutes les cadences, à toutes les contraintes. C'est la description d'un esclavage moderne.
- L'analyse très fine des postes de travail décomposant chaque tâche participe à rendre compte du process qui est en oeuvre. On peut faire un parallèle avec l'informatique.
- La description de la chaine, sa lenteur, sa progression inexorable, les secondes qu'il faut gagner, les groupes qui se forment par nationalité (les yougoslaves par exemple) pour résister, tout cela est décrit avec beaucoup de réalisme.
- L'organisation de la grève (qui est déclenchée par une injustice des patrons) est vue comme une épopée, avec beaucoup de suspens comme dans un polar. Tout le travail de préparation est évoqué ainsi que la réflexion engagée sur les postes stratégiques pour la poursuite de la grève, sur les dangers pour les OS.
L'auteur ne se met pas en avant mais met l'éclairage sur les autres ouvriers qui à travers le mouvement de grève cherchent à retrouver leur honneur, leur dignité, leur fierté.
- On retrouve beaucoup d'humour, d'ironie, de dérision sur l'attitude de la hiérarchie. L'auteur met en question le service des méthodes pour lequel les individus n'existent plus. On raisonne en équivalent temps plein (ETP), ce qui est encore pratiqué de nos jours.
Robert Linhart donne une illustration avec l'établi bricolé par un ouvrier de talent que l'équipe des méthodes veut remplacer par un outil standard sans tenir compte de l'habileté, de la créativité, de la capacité d'adaptation de celui qui a mis au point cet outil de bricolage.
- L'auteur met en chiffres, quantifie pour donner une idée très concrète du travail accompli et des cadences infernales. Par expl, au carrousel des portes, il sort 320 voitures par jour, à la soudure, c'est 150 par jour.
- Il dénonce le racisme dans la classification des postes de travail. Il y a une discrimination dans les statuts des ouvriers selon leur origine sans tenir compte de leurs compétences techniques réelles.
Les immigrés sont déclassés dans leur statut, ils sont plus réprimés pendant la grève.
- Des moments d'humanité, de solidarité, de fraternité sont très poignants : par exemple, l'épisode des vestiaires où chacun retrouve son humanité en reprenant son habit de ville. Il y a aussi la rencontre de l'auteur avec Sli (le marocain, fils de marabout), d'une autre culture que lui. Lui-même reçoit l'aide dont il a besoin dans chacun de ses postes car il est dans l'incapacité d'exécuter la tâche demandée.
C'est un livre qui vaut par la qualité de l'observation de son auteur,par son honnêteté. Ce livre est sorti en 1978 mais il n'est en rien altéré par le
temps passé.
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