Il s'agit d'une fresque épique de 600 pages, écrit dans un style très nouveau et parfois déconcertant (usage du présent pour que ce soit le langage de l'action), qui pourrait faire penser à un script de film, aussi bien par l'emploi quasi permanent de dialogues, que par le mélange de scènes intimistes et de plan de groupes.
Ce roman est moins une épopée du monde ouvrier aujourd'hui que celle du monde du travail parce qu'il met en scène la diversité de ce monde avec les employés, maîtrise, la direction de l'entreprise, l'inspection du travail etc... et puis plus largement l'environnement dans lequel se trouve cette usine de par la place qu'elle y occupe dans cette petite ville avec le maire, le conseil municipal, les journalistes locaux... des figures attachantes, des scènes émouvantes qui provoquent l'émotion : adhésion ou aversion d'ailleurs.
C'est une tentative de faire vivre la crise dans lequel se trouve tout ce monde, aujourd'hui au début du 21è siècle loin du 20è, les cadres y compris, en considérant les conditions matérielles d'existence mais aussi les sentiments, les relations affectives,... il apparaît très moderne cherchant à exprimer la vie dans ces différentes dimensions de tout un monde dont on ne parle pas sinon pour dire qu'ils sont des "non quelque chose, qualification, attitudes, motivations etc". C'est une tentative pour faire parler ceux qui sont privés de parole sur la scène publique.
La discussion a été vive et animée avec des débats
portant sur les thèmes suivants :
- roman ouvrier unique en son genre en France?
- Intérêt d'un roman pour défendre une thèse
sociale
- Est ce une description sociale des années 75 ou actuelle ?
- crédibilité ?
- description des relations hommes femmes
- style
Roman ouvrier unique en son genre en France ?
Le roman (ou film) ouvrier existe à l'étranger (Dos Passos,
films de Ken Loach). En France, il y a eu une veine dans les années
30, mais les romans ont été oubliés, car écrits
par des auteurs qui ensuite ont collaboré avec les Allemands.
Néanmoins, le livre de Mordillat amène une dimension supplémentaire
: les relations entre les personnages dans leur intimité, et les différents
liens parents-enfants, amants-maîtresses, mari-femme, ainsi que les filiations
spirituelles (Lorquin et Rudy).
Les divers personnages féminins et leurs rapports sont de ce point de
vue très nouveaux, par exemple la scène entre Dallas et Varda
sur leur intimité, le registre intime n'étant pas traité dans
ce type de roman des années 1930.
Ceci explique la difficulté d'approche ressentie par certains, car Mordillat
avance dans un terrain sans code.
Intérêt d'un roman pour défendre une thèse
sociale
On a reproché à Mordillat de faire un roman au lieu d'une étude,
car le lecteur peut prendre cette thèse pour une pure fiction. Mais
les études ne sont pas lues, les études sur Daewoo, MetalEurope
sont illisibles.
Comme l'indique Mordillat en 4ème de couverture "c'est
la force d'un roman par rapport à l'essai, à l'étude,
il ne décrit
pas, il fait exister et ces personnages et situations s'inscrivent ensuite
dans l'imaginaire des lecteurs" : Rudi amoureux de sa femme et trouvant
chez Mickie
une femme plus instruite et plus sécurisante (la mère), ce qu'il
cherche confusément depuis son enfance. Plutôt qu'un
roman, il s'agit d'un «docuroman», une fiction sociale.
Le héros du roman est autant la communauté que les personnages
eux-mêmes.
Est ce une description sociale des années 75 ou actuelle ?
Ce qui est décrit est beaucoup plus violent que les situations des années
70. Car contrairement à ces années, ce qui attend les personnages
dans le roman c'est la perte de toute protection sociale.
L'usine toute entière se bat contre un adversaire invisible, fait
d'échanges financiers. C'est une nébuleuse, pas un
ennemi clair et identifié. Le capitalisme invisible achète le
brevet, qui est la seule chose qui les intéresse, et va jeter l'usine
et les employés.
Très moderne également est la description de la vie sociale et
affective entre parents et enfants, vieux (Lorquin) et jeunes, hommes et femmes,
entre la nécessité matérielle et l'intimité...
Description des relations hommes femmes
Le débat a porté sur la description des relations hommes femmes,
- Très violente, et qui a semblé racoleuse à certaines
(«petites histoires de cul par ci par là pour faire vendre»)
- Ressentie comme une force de vie (surtout par les hommes) : «la
violence dans les relations hommes femmes répond à la violence
endurée
au jour le jour par le combat quotidien».
Style
La première scène du sauvetage des machines est jugée
très forte.
Mordillat a su faire vivre une communauté de gens, avec leurs multiples
relations, et avec un rythme qui pourrait faire penser à celui d'un
roman policier, le lecteur étant toujours en attente de la suite.
Le style
décliné au présent est un choix : écriture
de l'action et description d'un combat au jour le jour. C'est
moins une histoire qu'une représentation de personnes qui veulent à tout
prix exister : en particulier les relations sexuelles sont une force de vie,
pour lutter contre un monde qui les engloutit.
Le sens du livre est donné par le titre : ceux qui vivent ce sont ceux
qui luttent, même si ce combat est pipé, et perdu d'avance.
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