Avis contrastés et visions parfois opposées sur le dernier ouvrage d'Albert Camus paru bien longtemps après sa disparition tragique. Est-ce dû au côté inachevé de ce projet ambitieux entrepris par Camus ou aux nombreuses questions qui resteront sans réponse ?
L'écriture et la construction furent chaotiques, décousues pour les uns, sa publication jugée inutile, pour d'autres elles furent au contraire bien ficelées et très évocatrices, avec pour résultat un texte émouvant, plein de sensibilité. Texte écrit à la fin des années 50, en plein drame algérien, après qu'il eût obtenu son prix Nobel, tous ces éléments doivent être pris en considération. Est-ce un roman ou un récit ? Difficile de cacher l'aspect autobiographique, l'auteur a mis en scène un personnage au nom de Jacques Cormery, mêlant au fil de la narration faux noms et vrais noms. Si Camus avait eu le temps de terminer ce projet, l'aurait-il agencé ainsi ou l'aurait –il transformé en un vrai roman fictif ? Nous ne saurons jamais le sens de cette quête du père disparu trop tôt et quasiment oublié par la famille, le sens de la recherche de racines. Etait-il mû par un violent désir de crier son amour pour sa mère à qui il souhaitait dédier l'ouvrage « A toi qui ne pourras jamais lire le livre ».
Mêlant souvenirs d'enfance et d'adolescence, l'auteur dépeint les joies des jeux collectifs et des rapports de camaraderie, sa soif de connaissance, dans ce quartier d'Alger à la fois pauvre et lumineux. Malgré la misère « la misère est une forteresse sans pont levis » il ne s'apitoie jamais sur la vie quotidienne d' un enfant pauvre, entre une mère analphabète et désarmée par sa semi surdité, un oncle handicapé et une grand mère autoritaire qui régentait la famille. Il s'attarde sur les personnages qui ont marqué sa vie : son oncle, son instituteur et cite également J.Grenier, oubliant volontairement (?) son frère aîné. Phénomène de résilience, il avait peut-être envie de transmettre son témoignage, d'expliquer le sens de ses engagements, son rapport à l'argent, la honte d'avoir honte et montrer comment un enfant peut s'en sortir grâce à son énergie vitale ou encore tout simplement avait-il envie de redonner âme et vie aux «oubliés de l'Histoire»à ceux à qui la parole est refusée, et rendre hommage à son père mort dans une guerre qui le dépassait.
Les thèmes développés dans la plupart de son œuvre apparaissent. La mort est souvent présente : le crime horrible prélude aux violences de la décolonisation, la scène de l'exécution, la scène des poules égorgées, mais aussi la position et l'ambiguïté de Camus face au problème algérien «il écrit des histoires d'homme qui étant pauvres et opprimés n'ont jamais exploité ni opprimé personne et les ¾ des français d'Algérie lui ressemblent». L'ouvrage est écrit à la 3ème personne comme pour mieux accentuer le caractère des vérités universelles qu'il veut nous faire ressentir.
Ce livre est avant tout éclairant sur l'œuvre qui a précédé : thème de l'absurdité, de l'humanisme (vocable décrié par Sartre). Toute vie doit servir à la construction de quelque chose face à l'absurdité mais est-ce incompatible ? Ce n'est pas parce que la vie est un non sens que l'on doit rester inactif et indifférent n'était-ce pas le sens de son «Etranger» ?
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