Nous avons, à de rares exceptions, aimé ce roman pour l’originalité de sa construction (un véritable puzzle) et pour l’histoire sociale et politique de ce petit pays balte (moins de un million cinq cents mille habitants) à travers celle de deux femmes aux destins parallèles, la vieille tante Aliide et sa jeune nièce Zara. La lecture de ce roman a pu surprendre ceux qui ne prêtaient pas attention aux dates et titres de chapitres lesquels signalent le changement d’époque. Il débute par la dernière période (1992) pour ensuite remonter le temps jusqu’aux années 1930 où l’Estonie est une République, puis évoque l’occupation allemande (1941-1944) et se déroule pour l’essentiel sous la seconde occupation soviétique (1944-1991). La plupart ont trouvé qu’il s’agit là d’un grand livre sur le mensonge, la peur et la honte. Domination politique s’articule ici avec domination masculine. Aliide est tout à la fois une victime de cette domination puisque violée par des agents de la police soviétique aux bottes de cuir chromé et une dénonciatrice qui, par jalousie, conduira sa sœur Ingel et sa fille Linda en Sibérie pour les éloigner d’Hans qu’elle aime mais lui n’a d’amour que pour sa femme et sa fille. Fascinée par l’Occident et les rêves qu’il inspire, Zara fuit Vladivostok où elle vivait avec sa mère et sa grand-mère (Ingel, qui lui donne une photo d’elle avec sa sœur (Aliide) ainsi que le lieu où elle vit) pour rejoindre Berlin. Elle tombe sous la coupe de mafieux russes qui l’obligent à se prostituer et lui font subir les sévices les plus avilissants. Aussi lorsque Zara retrouve Aliide et que leur méfiance respective laisse place à la confiance, elles s’avouent les violences dont elles ont été victimes et qui ont fait de leur corps un objet de honte à vie.
Le personnage d’Aliide est fait de dureté, d’opportunisme, mais aussi de force psychique. Elle résiste à l’oppression, à la culpabilité par son attachement à la terre, à la vie quotidienne de sa campagne : faire ses confitures, ses sirops, tout ce qu’elle ne pouvait réaliser lorsque sa soeur Ingel, trop douée pour toutes ses tâches, était à la maison.
Un style d’écriture “haché, au fouet”, des phrases courtes mais bien trempées, très imagé, qui sert parfaitement la brutalité exercée sur le peuple estonnien et plus spécialement sur les femmes. Certain-es ont été heurté-es par cette âpreté, par les destins de personnages qui ne peuvent plus parler, plus dire leur histoire. Un livre « glauque » ont-ils conclu. Sentiment qui peut être ressenti au premier abord par tout lecteur. Ce sont ces mêmes caractères farouches, sauvages qui font de ce roman un récit inoubliable qu’on aime ou qu’on n’aime pas mais qui ne laisse pas indifférent.
Paroles de Hans
" Il faut que j'essaye d'écrire quelques mots, pour ne pas perdre la raison, pour garder l'esprit d'aplomb. Je cache mon cahier ici, sous le sol du cagibi, afin que personne ne le trouve, quand bien même on me trouverait, moi. Ce n'est pas une vie.
L'être humain a besoin de ses semblables et de quelqu'un à qui parler. Je m'efforce de faire beaucoup de pompes, d'entretenir mes muscles, mais je ne suis plus un homme, je suis un mort.
Un homme fait les travaux de sa ferme, mais dans ma ferme, c'est une femme et c'est la honte de l'homme.
Liide essaye tout le temps de s'approcher. Pourquoi ne me laisse-t-elle pas tranquille ? Elle pue l'oignon.
Qu'est-ce qui les retarde, les Anglais ? Où est l'Amérique ? Tout ne tient qu'à un fil, rien n'est sûr.
Où sont ma fille Linda et Ingel ? L'ennui est plus grand qu'on ne peut le supporter."
Quelques titres
Le soir venu, la peur entre à la maison
Le prix amer des rêves
Mëme une fille de projectionniste a un avenir
Le lit d’Aliide commence à puer l’oignon
Le tumulte du front se change en pafum de sirop
L’auteur s’est expliquée sur le titre donné à cet
ouvrage “Purge” qui en finnois, la langue de l’auteur, signifie “tout
ce qui est lié à l’action de nettoyer. Nettoyer, laver, épurer,
désinfecter ... mais aussi purifier ethniquement, purger au sens de
Staline ...”. Sofi Oksanen a lu tout ce qu'elle a pu trouver sur le viol
en temps de conflit et constate que "Les victimes présentent toutes
le même genre de traumatismes. Elles se lavent sans arrêt, le corps,
les mains, et évitent de regarder les autres dans les yeux...”.
En adoptant ce titre, l’auteur veut aussi “laver” l’honneur
perdu des petits pays baltes successivement occupés par l’Armée
rouge, conquis par les Allemands, repris et méprisés par les
soviétiques et pour finir ignorés par les Européens de
l’Ouest. Ce roman se nourrit des archives d’anciens officiers du
KGB. La correspondance et les rapports qui figurent en fin d’ouvrage
relèvent de ces archives et prouvent s’il en était besoin
de le justifier : les luttes meurtrières menées contre la résistance
nationaliste ; que Martin était un agent d’autant plus discipliné qu’il
devait lui-même faire oublier des liens avec des soit disant espions
et, surtout, qu’Aliide a bien participé à la déportation
de sa soeur et de sa nièce.
Sofi Oksanen, 33 ans, a publié, avec des historiens, des archives du
KGB sur les crimes commis en Estonnie. Elle écrit dans différents
périodiques sur l’identité multinationale, sur les droits
de l’homme, le droit à la libre expression et autres sujets.
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