Martin Eden est un marin au regard profond et aux épaules robustes. Il
est un jour invité, on ne sait pourquoi, par Arthur Morse dans sa famille,
aisée et bourgeoise. Au milieu de l’enfilade de salons Martin se
sent empesé et maladroit, quand soudain il est présenté à Ruth
Morse, le sœur d’Arthur. Il ressent aussitôt un coup de foudre
pour elle. Etudiante en lettres, leur relation va d’abord être de
professeur à élève. Grâce à elle, il va perfectionner
sa grammaire et son apparence vestimentaire ; et dévorer des livres.
Peu à peu il prend conscience de la différence entre ses anciennes
passades éphémères du temps où il était marin,
buveur et bagarreur, et la dévotion amoureuse qu’il porte à Ruth.
Pour pouvoir continuer à la voir, il ne navigue plus et accepte un travail
harassant dans une blanchisserie. A force de le voir, Ruth à son tour
devient amoureuse de Martin, cependant qu’il décide de devenir écrivain,
et pour cela refuse toute offre de travail stipendié.
Pendant quelques chapitres, les choses semblent faire du sur place : il écrit frénétiquement mais aucun journal ou éditeur n’accepte sa prose, ni sa poésie. Pourtant il s’acharne et écrit encore et encore. Pendant ce temps d’attente il sera obligé plusieurs fois, pour survivre, de mettre au Mont de Piété son costume et sa bicyclette. Il assiste à des réunions de propagandistes de la pensée de Spencer, curieusement dénommés socialistes dans le livre (nous reviendrons sur Spencer en fin de compte-rendu) et s’enflamme littéralement pour lui.
Devant ses échecs comme écrivain, Ruth le pousse à abandonner l’écriture et prendre une situation salariée. Mais, croyant en son destin, il refuse. Leur amour réciproque s’éteint lentement. Une invitation à dîner chez les Morse aggravera leur mésentente : pris à parti par M. Morse et son ami le juge Blount qui alignent des stéréotypes indigents sur Spencer, Martin Eden devient hystérique et méprisant pour ses hôtes et leur ami qui, par leurs attaques ignorantes, le confirment dans sa supériorité intellectuelle, mais aussi dans le fait qu’ils ne l’aiment pas. Il rompt alors ses fiançailles avec Ruth.
Un renversement se produit alors, un de ses amis qui vient de mourir lui ayant légué un manuscrit qui, enfin, est édité sous son nom, ses écrits antérieurs trouvent preneur. Martin voit l’argent et le renom affluer de toutes parts. Un moment, il pense refaire sa vie avec Lizzie, une amie d’autrefois ; par hasard, il retrouve Ruth. Mais à chaque fois les fils ne se renouent pas. Persuadé qu’il « n’a jamais changé » malgré l’argent qui afflue, et avec lui les invitations chez ceux qui, autrefois, l’ont rejeté, il décide de prendre un bateau pour les îles Marquise. Avant de partir, il rembourse très largement toutes les aides reçues lors des années de misère. Une fois sur le bateau partant vers les mers du sud il prend conscience de sa solitude et se noie volontairement.
Ce roman, dont le résumé rend assez mal compte car des personnages secondaires, dont il n’est pas fait allusion, ont une vie et des relations importantes avec Martin, a plu à beaucoup des membres du cercle. Les uns y voyant une description proche de celle qui est vécue aujourd’hui, la panne de l’ascenseur social, d’autres admirant la ténacité, le courage et la puissance physique du héro. Certains considérèrent que la lenteur et répétition de la partie centrale ajoutait au sentiment d’attente dans la lutte de Martin Eden et créaient un bon suspense, d’autres trouvèrent que les passages à la blanchisserie et même le désarroi du héro quand des flots d’argent lui arrivent étaient bien décrites et explicitées. Le difficile passage de situation de classe par quelqu’un qui découvre un autre monde social que celui de sa naissance fut aussi évoqué. La similitude entre l’histoire de vie de Martin Eden et celle de son créateur Jack London fut aussi mentionnée, ainsi que les similitudes entre sa mort et celle de son héro.
D’autres membres du cercle ne sont pas arrivés à entrer dans le roman, à cause du caractère irréel de la relation avec Ruth, à cause du caractère répétitif des longs chapitres sur la vie de misère. Le caractère même de Martin Eden fut sujet de dissensions, certains trouvant son comportement de lutteur admirable tans dis que d’autres le voyaient comme piégé par son itinéraire de vie, devenant de plus en plus isolé et arrogant, se coupant du monde par son incapacité de trouver une place qu’il accepte.
Aparté sur Spencer :
Lors du dîner avec les Morse et le juge Blount, exaspéré par les attaques contre son maître à penser, Martin Eden s’exclame (pp. 374 à 376 de l’édition 10/18): « Le microbe du socialisme ne m’a pas atteint (..) Je suis un adversaire résolu du socialisme et de sa démocratie hybride, qui n’est autre chose qu’un pseudo-socialisme que vous dispensez à coups de grands mots qui ne veulent rien dire.
Je suis réactionnaire, tellement réactionnaire (..) Vous faites semblant de croire à la suprématie du plus fort, moi j’y crois. (..) Pour moi l’Etat n’est rien. J’attends l’homme fort qui viendra sauver l’Etat de ce néant fangeux. Le monde appartient aux forts, à ceux qui allient la force à la noblesse d’âme, qui ne se vautrent pas dans les mares croupies de la compromission (..). Le monde appartient à la grande brute racée, à celui qui n’a qu’une parole et qui la tient, aux vrais aristocrates »
Ce discours est un mélange de Nietzche et de Spencer. Spencer est considéré comme le fondateur du Darwinisme social (ses thèses ont été rejetées par Darwin lui-même dans La Descendance de l’Homme) thèses qui consistent en deux choses :
affirmer que c’est la lutte pour la survie qui organisent la vie sociale et que cette lutte est emportée par les groupes les plus forts ;
affirmer que les groupes humains peuvent être considérés comme des espèces animales ou végétales : elles s’autorégulent d’elles-mêmes mais sont soumises à la loi de la sélection naturelle. D’où sa grande idée : si l’Etat subventionne ou aide de quelconque façon un groupe social, il fausse la compétition pour la vie et maintien des groupes que la sélection naturelle aurait fait disparaître. Il engendre alors la décadence de l’ensemble des groupes sociaux qui le composent.
J’avais tiré de ces théories que Spencer pensait supprimer la pauvreté en supprimant les pauvres mais ce n’est pas exactement ce qu’il dit. Au contraire, en bon Quaker, il admet que la charité non étatique puisse aider les pauvres en difficulté, mais il traite bien le groupe des pauvres comme une espèce distincte des autres. Ses théories sur les pauvres ressemblent à celles de Malthus ou Galton, le père de l’eugénisme, mais ne sont pas les mêmes.
On l’aura compris. Spencer n’a jamais rien eu à voir avec le socialisme. Il va même jusqu’à affirmer dans son autobiographie (p.27) « Tout socialisme implique l’esclavage».
Enfin, il y aurait un parallèle aussi à faire entre les vies de Jack London, de Martin Eden et d’Herbert Spencer : autodidacte mais entouré d’une famille universitaire, il eut beaucoup de mal à suivre des études instituées, ne voulut jamais appartenir à l’académie. Il accepta deux fois le poste d’ingénieur des chemins de fer mais essaya toujours de vivre de sa plume. Enfin, après des années d’ignorance et d’insuccès, il gagna beaucoup d’argent grâce à ses écrits.
Pendant quelques chapitres, les choses semblent faire du sur place : il écrit frénétiquement mais aucun journal ou éditeur n’accepte sa prose, ni sa poésie. Pourtant il s’acharne et écrit encore et encore. Pendant ce temps d’attente il sera obligé plusieurs fois, pour survivre, de mettre au Mont de Piété son costume et sa bicyclette. Il assiste à des réunions de propagandistes de la pensée de Spencer, curieusement dénommés socialistes dans le livre (nous reviendrons sur Spencer en fin de compte-rendu) et s’enflamme littéralement pour lui.
Devant ses échecs comme écrivain, Ruth le pousse à abandonner l’écriture et prendre une situation salariée. Mais, croyant en son destin, il refuse. Leur amour réciproque s’éteint lentement. Une invitation à dîner chez les Morse aggravera leur mésentente : pris à parti par M. Morse et son ami le juge Blount qui alignent des stéréotypes indigents sur Spencer, Martin Eden devient hystérique et méprisant pour ses hôtes et leur ami qui, par leurs attaques ignorantes, le confirment dans sa supériorité intellectuelle, mais aussi dans le fait qu’ils ne l’aiment pas. Il rompt alors ses fiançailles avec Ruth.
Un renversement se produit alors, un de ses amis qui vient de mourir lui ayant légué un manuscrit qui, enfin, est édité sous son nom, ses écrits antérieurs trouvent preneur. Martin voit l’argent et le renom affluer de toutes parts. Un moment, il pense refaire sa vie avec Lizzie, une amie d’autrefois ; par hasard, il retrouve Ruth. Mais à chaque fois les fils ne se renouent pas. Persuadé qu’il « n’a jamais changé » malgré l’argent qui afflue, et avec lui les invitations chez ceux qui, autrefois, l’ont rejeté, il décide de prendre un bateau pour les îles Marquise. Avant de partir, il rembourse très largement toutes les aides reçues lors des années de misère. Une fois sur le bateau partant vers les mers du sud il prend conscience de sa solitude et se noie volontairement.
Ce roman, dont le résumé rend assez mal compte car des personnages secondaires, dont il n’est pas fait allusion, ont une vie et des relations importantes avec Martin, a plu à beaucoup des membres du cercle. Les uns y voyant une description proche de celle qui est vécue aujourd’hui, la panne de l’ascenseur social, d’autres admirant la ténacité, le courage et la puissance physique du héro. Certains considérèrent que la lenteur et répétition de la partie centrale ajoutait au sentiment d’attente dans la lutte de Martin Eden et créaient un bon suspense, d’autres trouvèrent que les passages à la blanchisserie et même le désarroi du héro quand des flots d’argent lui arrivent étaient bien décrites et explicitées. Le difficile passage de situation de classe par quelqu’un qui découvre un autre monde social que celui de sa naissance fut aussi évoqué. La similitude entre l’histoire de vie de Martin Eden et celle de son créateur Jack London fut aussi mentionnée, ainsi que les similitudes entre sa mort et celle de son héro.
D’autres membres du cercle ne sont pas arrivés à entrer dans le roman, à cause du caractère irréel de la relation avec Ruth, à cause du caractère répétitif des longs chapitres sur la vie de misère. Le caractère même de Martin Eden fut sujet de dissensions, certains trouvant son comportement de lutteur admirable tans dis que d’autres le voyaient comme piégé par son itinéraire de vie, devenant de plus en plus isolé et arrogant, se coupant du monde par son incapacité de trouver une place qu’il accepte.
Aparté sur Spencer :
Lors du dîner avec les Morse et le juge Blount, exaspéré par les attaques contre son maître à penser, Martin Eden s’exclame (pp. 374 à 376 de l’édition 10/18): « Le microbe du socialisme ne m’a pas atteint (..) Je suis un adversaire résolu du socialisme et de sa démocratie hybride, qui n’est autre chose qu’un pseudo-socialisme que vous dispensez à coups de grands mots qui ne veulent rien dire.
Je suis réactionnaire, tellement réactionnaire (..) Vous faites semblant de croire à la suprématie du plus fort, moi j’y crois. (..) Pour moi l’Etat n’est rien. J’attends l’homme fort qui viendra sauver l’Etat de ce néant fangeux. Le monde appartient aux forts, à ceux qui allient la force à la noblesse d’âme, qui ne se vautrent pas dans les mares croupies de la compromission (..). Le monde appartient à la grande brute racée, à celui qui n’a qu’une parole et qui la tient, aux vrais aristocrates »
Ce discours est un mélange de Nietzche et de Spencer. Spencer est considéré comme le fondateur du Darwinisme social (ses thèses ont été rejetées par Darwin lui-même dans La Descendance de l’Homme) thèses qui consistent en deux choses :
affirmer que c’est la lutte pour la survie qui organisent la vie sociale et que cette lutte est emportée par les groupes les plus forts ;
affirmer que les groupes humains peuvent être considérés comme des espèces animales ou végétales : elles s’autorégulent d’elles-mêmes mais sont soumises à la loi de la sélection naturelle. D’où sa grande idée : si l’Etat subventionne ou aide de quelconque façon un groupe social, il fausse la compétition pour la vie et maintien des groupes que la sélection naturelle aurait fait disparaître. Il engendre alors la décadence de l’ensemble des groupes sociaux qui le composent.
J’avais tiré de ces théories que Spencer pensait supprimer la pauvreté en supprimant les pauvres mais ce n’est pas exactement ce qu’il dit. Au contraire, en bon Quaker, il admet que la charité non étatique puisse aider les pauvres en difficulté, mais il traite bien le groupe des pauvres comme une espèce distincte des autres. Ses théories sur les pauvres ressemblent à celles de Malthus ou Galton, le père de l’eugénisme, mais ne sont pas les mêmes.
On l’aura compris. Spencer n’a jamais rien eu à voir avec le socialisme. Il va même jusqu’à affirmer dans son autobiographie (p.27) « Tout socialisme implique l’esclavage».
Enfin, il y aurait un parallèle aussi à faire entre les vies de Jack London, de Martin Eden et d’Herbert Spencer : autodidacte mais entouré d’une famille universitaire, il eut beaucoup de mal à suivre des études instituées, ne voulut jamais appartenir à l’académie. Il accepta deux fois le poste d’ingénieur des chemins de fer mais essaya toujours de vivre de sa plume. Enfin, après des années d’ignorance et d’insuccès, il gagna beaucoup d’argent grâce à ses écrits.
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